Les communautés de poissons dans le monde sont de plus en plus menacées par des facteurs de stress d’origine humaine, tels que la surpêche, la destruction des habitats, l’introduction d’espèces non indigènes, ainsi que par les changements globaux. Ces pressions impactent directement les stocks de poissons, qui offrent des intérêts commerciaux, culturels et récréatifs importants, mais aussi les fonctions écologiques vitales que ces communautés remplissent au sein des écosystèmes marins, comme la régulation du cycle des nutriments et le contrôle des réseaux trophiques. Pour préserver ces écosystèmes fragiles et menacés, il est impératif d’améliorer la gestion durable des ressources marines, et ce prérequis nécessite l’acquisition de données écologiques précises, collectées par le biais de programmes de surveillance réguliers.
Dans les zones côtières, les données écologiques sont généralement collectées à l’aide de méthodes conventionnelles, telles que le recensement visuel sous-marin (UVC), la vidéo sous-marine et la pêche expérimentale. Le recensement visuel sous-marin consiste en l’identification, le dénombrement et l’estimation de la taille de tous les poissons rencontrés sur une surface standardisée. Il s’agit de la méthode la plus couramment utilisée pour évaluer l’abondance, la biomasse et la composition des communautés de poissons. Cependant, cette méthode présente plusieurs limites. Tout d’abord, étant donné que les comptages sont réalisés par des plongeurs, la méthode est restreinte par la visibilité sous l’eau ainsi que par les règles de sécurité incombant à la pratique de la plongée sous-marine, qui impliquent généralement de ne pas dépasser la profondeur maximale de 30 mètres.
De plus, cette méthode n’est pas adaptée pour détecter des espèces cryptiques (espèces qui sont difficiles à observer en raison de leur comportement, de leur habitat, ou de leur apparence) qui pourraient être cachées dans des cavités ou dans le sédiment ainsi que de grandes espèces pélagiques (espèces vivant dans la partie de la colonne d’eau qui n’est ni proche du fond marin ou milieu benthique, ni des côtes) comme les thonidés dont la présence est furtive et imprévisible.
L’ADN environnemental, une piste prometteuse
D’un autre côté, l’ADN environnemental (ADNe) constitue une alternative prometteuse. L’ADNe correspond à l’ADN pouvant être extrait à partir d’échantillons environnementaux, tels qu’un prélèvement d’eau par exemple, sans avoir besoin de capturer l’organisme. Dans le milieu marin, tous les organismes vivants libèrent des traces ADN qui se retrouvent en suspension dans l’eau de mer. En collectant des échantillons d’eau, on va donc être capable de « capturer » ces fragments qui seront ensuite analysés en laboratoire afin d’identifier l’espèce émettrice. Cette méthode non invasive offre des résultats prometteurs. En effet, notre dernière étude menée dans quatre aires marines protégées de la Méditerranée nord-occidentale, allant de Saint-Raphaël à Menton en France, a montré que l’ADNe avait une capacité de détection plus forte que l’UVC, permettant ainsi d’identifier une grande diversité d’espèces et notamment des espèces rares.
De plus, l’échantillonnage repose uniquement sur la collecte d’échantillons d’eau et n’est donc pas soumis aux contraintes de visibilité et de profondeur de l’UVC. Cette méthode représente donc un formidable outil de suivi, et permet d’avoir une vision très détaillée de la diversité des communautés de poissons d’un point de vue taxonomique mais également fonctionnel.
Traditionnellement, le suivi des communautés de poissons se concentre surtout sur la diversité taxonomique (DT), c’est-à-dire le nombre d’espèces distinctes et leur abondance. Cependant, cette approche ne tient pas compte de la diversité fonctionnelle (DF), qui reflète les rôles écologiques spécifiques des espèces. Cette dernière semble être un indicateur plus pertinent que la diversité taxonomique pour évaluer l’impact des perturbations sur les écosystèmes marins, car elle permet de mieux comprendre comment les changements affectent le fonctionnement des écosystèmes.
Dans ce sens, l’ADNe offre un avantage certain par rapport aux autres méthodes de suivi, car sa forte capacité de détection permet de détecter des espèces aux fonctions variées, ce qui permet d’avoir des informations détaillées sur la diversité fonctionnelle de l’écosystème. En effet, une fois les espèces identifiées par le séquençage de leur ADN, les traits fonctionnels (caractéristiques écologiques, comportementales ou morphologiques qui influencent leur rôle dans l’écosystème) peuvent être déduits en se basant sur les connaissances biologiques existantes. Par exemple : la taille corporelle, le comportement grégaire ou solitaire, le mode d’alimentation (prédateurs, herbivores, filtreurs, etc.), la stratégie de reproduction, l’habitat spécifique (pélagique, benthique, etc.). Ces traits fonctionnels influencent les fonctions écologiques que ces poissons remplissent dans l’écosystème, comme la régulation des populations de proies ou la répartition des nutriments.
Cependant, l’ADNe présente également des défis, comme l’incapacité actuelle à estimer avec précision la densité ou la biomasse des poissons, et les artéfacts et contaminations dus au transport de molécules d’ADN loin de leur source d’origine par les courants marins. D’autre part, l’UVC reste plus fiable pour estimer ces indicateurs quantitatifs et présente une meilleure fidélité spatiale. De plus, certaines espèces détectées par UVC restent indétectables par ADNe car leur séquence n’est pas sur les bases de données génétiques. Par conséquent, la combinaison des deux méthodes pourrait offrir une image plus complète des communautés de poissons.
L’intégration de l’UVC et de l’ADNe dans une approche de surveillance commune représente un défi mais aussi une opportunité pour améliorer la gestion des écosystèmes marins. Des études supplémentaires sont nécessaires pour affiner cette combinaison et maximiser l’efficacité des programmes de surveillance. L’évolution continue des méthodes, comme l’ADNe et la prise en compte des traits fonctionnels dans les analyses, contribuera à une meilleure compréhension et à une gestion plus efficace des communautés de poissons dans les écosystèmes marins.
Par exemple, la technique de l’ADNe pourrait permettre la détection précoce d’espèces de poissons invasifs. En Méditerranée, ces espèces arrivent essentiellement de mer Rouge par le canal de Suez, on parle d’espèces lessepsiennes. Bien que pour l’instant, seul le bassin oriental de la Méditerranée ne soit concerné par ces invasions, l’accélération du réchauffement climatique tend à une extension de leur aire de distribution vers le bassin occidental et donc vers nos côtes. Une fois installées, ces espèces, comme le Poisson-lion (Pterois miles) ou le Poisson-lapin (Siganus rivulatus et Siganus luridus), concurrencent les espèces indigènes, modifient les habitats marins, et peuvent avoir des impacts économiques et écologiques significatifs.
Leur prolifération menace la biodiversité, les pêcheries locales et les écosystèmes marins, nécessitant des mesures de gestion rigoureuses.
De même, l’ADNe pourrait permettre de rechercher la présence d’espèces rares, pensées disparues ou très menacées en raison de la surpêche, de la pollution, et de la destruction des habitats.
En Méditerranée française, on peut par exemple citer le requin-ange (Squatina squatina) qui a donné son nom à la baie de Nice mais qui n’est aujourd’hui retrouvé qu’en Corse, la grande nacre (Pinna nobilis) qui a souffert d’un épisode de mortalité massive en lien avec la prolifération d’un parasite ou encore le requin-taupe (Lamna nasus), victime de la surpêche. Ces espèces nécessitent des efforts de conservation urgents pour éviter leur extinction.
Ainsi la technique de l’ADNe s’avère très prometteuse sous bien des aspects pour tout ce qui concerne le suivi des communautés de poissons ou la détection d’espèces rares ou invasives. Ces précieuses données permettront une meilleure conservation des écosystèmes marins.
Cet article est publié dans le cadre de la Fête de la science (qui a lieu du 4 au 14 octobre 2024), et dont The Conversation France est partenaire. Cette nouvelle édition porte sur la thématique « océan de savoirs ». Retrouvez tous les événements de votre région sur le site Fetedelascience.fr.
Benoit Dérijard, Chercheur, biodiversité marine, protection des écosystèmes marins, plongée scientifique, Laboratoire Ecoseas (Université Côte d’Azur, CNRS) et Sylvain Roblet, Doctorant en écologie marine, Laboratoire Ecoseas (Université Côte d’Azur, CNRS).
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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