MONSIEUR TAN
L’histoire remonte à 1840, lorsque Louis Victor Leborgne est placé à l’hôpital de Bicêtre pour épilepsie. Il y séjourne pendant 21 ans et durant toutes ces années, il n’émet qu’une seule syllabe : « Tan ». Cela lui vaut le drôle de surnom de « Monsieur Tan », ou « Tan » selon le degré de familiarité. Le patient devient un cas emblématique car malgré sa capacité d’expression réduite à une seule syllabe, il comprend parfaitement le langage et conserve une intelligence normale. Pour Paul Broca, médecin, anatomiste et anthropologue français, Monsieur Tan est un mystère. Lorsque le patient décède d’une gangrène en 1861, faute de l’avoir sauvé, il souhaite comprendre d’où provenait ce blocage.
Paul Broca pratique une autopsie du cerveau de Louis Victor Leborgne et découvre une lésion dans une région spécifique de l’hémisphère gauche. Il fait le lien entre cette zone cérébrale et la parole puis en conclut qu’elle joue un rôle crucial dans la production du langage. Le lendemain, il présente devant la Société d’Anthropologie de Paris le cerveau disséqué et cette zone cérébrale devient l’aire de Broca. Cet événement marque le début d’une exploration passionnante du fonctionnement du cerveau, notamment pour la compréhension du bégaiement.
LA PAROLE : UN PROCESSUS COMPLEXE
Aujourd’hui, bien que les travaux de recherche ne cessent de révéler les secrets de notre cerveau, une grande part d’inconnue perdure. Raphaël Fargier participe à cette quête en étudiant les processus qui entrent en jeu dans la production du langage. Il explique qu’on peut faire un parallèle entre Monsieur Tan et la personne qui bégaie : le bégaiement est un trouble de la parole qui se caractérise par une répétition des mêmes syllabes, une prolongation des sons, ou encore par l’emploi de mots fragmentés.
« Le cerveau a deux hémisphères et en caricaturant, la parole est principalement gérée par le gauche. Si vous avez une lésion dans le lobe temporal, donc plutôt sur le côté du cerveau, vous aurez des troubles de la compréhension. Si cela arrive dans le lobe frontal, plutôt devant, là vous aurez des problèmes de production, tel que le patient Tan. »
Parler fait appel à de nombreuses fonctions : le contrôle, la production, la mémoire, la motricité, l’attention, la vision, etc. Il est donc important de ne pas le réduire à une seule zone du cerveau car la réalité est bien plus complexe. Effectivement, produire ne serait-ce qu’un seul mot nécessite un passage obligatoire par de nombreuses étapes. Vous devez dans un premier temps retrouver le mot qui correspond à votre idée, donc fouiller parmi les 30 000 mots contenus en moyenne dans votre mémoire. Puis il faut décomposer les syllabes et les sons qui permettent de le former. Ensuite, afin de prononcer le mot, vous devez récupérer les gestes articulatoires.
UN FONCTIONNEMENT INHABITUEL DU CERVEAU
« Le bégaiement peut survenir lorsqu’il y a un problème de communication entre les différentes parties du cerveau chargées de la parole. À la suite d’une lésion cérébrale qui romprait la transmission d’informations, comme nous l’avons vu avec le patient Tan, mais pas seulement ». Raphaël Fargier détaille que le bégaiement résulterait également d’un fonctionnement inhabituel du cerveau qui peut survenir dès la naissance (cause génétique), ou lors de l’apprentissage du langage (problème de développement du cerveau).
En France, 5% des enfants sont touchés et seul 1% des adultes conservent le bégaiement. Ainsi, dans la majorité des cas, il disparait après quelques visites chez l’orthophoniste. Le cerveau est plastique, flexible et il ne faut pas négliger sa capacité à créer de nouvelles connexions cérébrales, à en renforcer d’autres, ou à recruter de nouvelles régions. Avec de l’entraînement, nous pouvons adapter notre réseau cérébral à l’utilisation que nous en faisons. Le bégaiement peut ainsi se résorber car le cerveau trouve un moyen de s’agencer différemment pour rétablir la communication entre les régions impliquées dans la parole.
APPARITION, DISPARITION
Chez certaines personnes, le bégaiement apparait ou disparait selon les situations. Nous sommes tous « câblés » différemment et il existe plusieurs manières de « saturer le système ». Parfois, il suffit d’une situation inconfortable pour générer du stress, de l’anxiété et ajouter la goutte d’eau faisant déborder le vase. Raphaël Fargier explique que le chant et le théâtre sont des moyens d’exercer le cerveau à mieux gérer cette pression. « L’idée est de créer des situations où la personne bègue se détache de son trouble pour les rendre poreuses avec la vraie vie. »
Marilyn Monroe par exemple était bègue jusqu’à ce qu’un spécialiste lui conseille d’expirer de l’air à chaque fois qu’elle commençait à parler. Cette méthode était à l’origine de sa façon particulière de s’exprimer. Toutefois, lors du tournage de son dernier film Something’s Got to Give, son bégaiement est revenu. La star était alors en proie à de nombreux problèmes personnels et l’anxiété qu’elle subissait était telle qu’elle ne parvenait pas à dire certaines répliques.
Ainsi, le bégaiement n’est pas seulement un problème mécanique ou une simple difficulté d’élocution. Il est caractérisé par une complexité de sentiments, d’émotions et de situations qu’il faut savoir identifier et qui est toujours étudié.
Article réalisé dans le cadre du premier numéro d'INTERVALLE, le magazine du service Science et Société, grâce à la participation de :
- Raphaël Fargier, professeur junior des universités au laboratoire Bases, Corpus, Langage - BCL - d’Université Côte d’Azur et du CNRS. Il travaille sur la manière dont l'expérience avec le monde extérieur façonne nos représentations mentales et les questions liées à l’accès lexical, soit comment nos représentations sont activées lors de la compréhension et la production du langage.