Les prémices du roman

Personne ne naît la plume à la main, prêt à dégainer des vers débordants de rimes chantantes. Personne ne naît l’esprit plein à craquer d’histoires passionnantes et palpitantes. Personne ne naît écrivain, pour la simple et bonne raison que l’écriture s’apprend et se travaille. Pourtant, connaissez-vous les premiers textes de Charles Dickens ? Les premiers ratés de Lewis Carroll ? Ce sont des écrits dont nous ne parlons pas, comme le secret bien gardé d’un talent qui se veut inné. Ils en disent pourtant long sur leurs auteurs, ces textes pudiques. La naissance de l’imagination, la création d’un monde nouveau, l’évolution de l’inspiration. 

LES JUVENILIA 

Portant le doux nom de juvenilia, ces oeuvres littéraires ont piqué la curiosité de Lauriana Dumont, doctorante au Centre Transdisciplinaire d’Épistémologie de la Littérature et des Arts vivants d’Université Côte d’Azur. Dans le cadre de sa thèse, elle parcourt les écrits de jeunesse des auteurs du monde anglophones du XIXe siècle dévorée par une question : quels rôles peuvent-ils jouer ?  

Les juvenilia désignent les oeuvres littéraires produites par les auteurs de romans durant leur enfance ou adolescence. Lauriana Dumont s’affranchit des limites d’âge et considère comme des oeuvres de jeunesse tous textes composés avant le premier roman publié de l’écrivain, même si ce dernier a plus de 20 ans. Ses travaux évoluent ainsi autour de 17 auteurs dont elle déniche les premiers écrits et analyse le style. « Il y a beaucoup de mépris autour de ces oeuvres, explique la jeune femme. Elles sont rarement publiées car cela reviendrait à partager les cahiers de brouillon d’un élève. Les retrouver est donc un premier défi, mais les lire ensuite en est également un. Décortiquer les textes écrits par Stevenson à six ans, ce n’est pas si simple. »  

MÉTAPHORES ET PARACOSMES  
 
Lauriana Dumont s’intéresse particulièrement au développement cognitif des jeunes auteurs. Pour cela, elle s’appuie sur des théories comme celle de Piaget, stipulant le passage du concret à l’abstrait vers 10-12 ans. Lors de cette période, les adolescents commencent à établir des hypothèses, prévoir des conséquences à long terme, comprendre des théorèmes, etc. C’est également à ce moment que de timides métaphores fleurissent dans les textes des jeunes auteurs. Mais souvent, elles sont explicitées avec une notion concrète, comme si le lecteur n’était pas en mesure de les comprendre. « Mon coeur est aussi léger qu’une plume » sera ainsi suivie de la didascalie « elle sautille tout autour de la scène » afin de figurer physiquement la métaphore. 

La doctorante étudie également les prémices de la création des mondes fictifs. Pour l’anecdote, Poudlard résulte d’un paracosme de J.K. Rowling. Terme élégant pour désigner un monde dérivé du réel avec sa propre géographie, religion, langue, en bref, ses propres normes.

Ces univers parallèles et inaccessibles grouillants de complexité, la littérature en foisonne. Lauriana Dumont explique que le paracosme s’applique également dans le contexte plus profond, psychologique et spirituel des juvenilia. Il peut être créé par un enfant pour se protéger d’une situation qu’il ne peut supporter tel un deuil. Échappatoire du monde réel, le paracosme aide ainsi l’auteur à surmonter les épreuves de la vie. 

« NOUS CRÉONS ALORS DE L’HUMAIN » 

En étudiant les juvenilia, Lauriana Dumont identifie des similitudes entre les jeunes auteurs et retrace les étapes précédant la naissance d’un roman. « J’ai lu des textes qui au départ n’étaient pas terribles mais qui ont été repris, recommencés, et qui un jour, sont devenus des romans incroyables. J’admire le travail chez ces gens et j’aimerais démontrer que le génie ne tombe pas du ciel. » 

Plus largement, la jeune chercheuse raconte l’impact que peuvent avoir les travaux de recherche en littérature sur notre société. Elle prend l’exemple de l’Amour et l’Occident écrit par Denis de Rougemont, dans lequel l’auteur analyse le concept d’amour-passion. Il y explique que le sentiment amoureux tel que nous le vivons aurait été inventé au XIIe siècle avec l’apparition de l’amour courtois dans les romans de chevalerie. Le mythe de Tristan et Iseut, célébrant un amour exaltant, réciproque mais impossible, en serait la plus forte expression. Ainsi, cette théorie remettant en question le modèle de la conception de l’Amour en Occident a de quoi bouleverser nos vérités et donne à réfléchir. 



Article réalisé dans le cadre du premier numéro d'INTERVALLE, le magazine du service Science et Société, grâce à la participation de :

  • Lauriana Dumont, Doctorante au Centre Transdisciplinaire d’Épistémologie de la Littérature et des arts vivants - CTELA (Université Côte d’Azur), sa thèse porte sur le rôle des écrits de jeunesse, les juvenilia, chez les auteurs du monde anglophone au dix-neuvième siècle, sous la direction de Mme Emmanuelle Peraldo