The Conversation : Heinrich von Stackelberg, on ne peut séparer l’économiste du nazi

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Publié le 25 août 2025 Mis à jour le 25 août 2025
Date(s)

le 11 juillet 2025

Économiste de génie et membre de la Schutzstaffel (SS), comment séparer l’inventeur de la théorie des jeux et du duopole de ses convictions politiques ?

Le point d’aboutissement de l’attraction qu’exerce sur Stackelberg le nationalisme allemand est son adhésion au Parti national-socialiste (Nationalsozialistische Deutsche Arbeiterpartei, NSDAP) en 1931, puis à la Schutzstaffel (SS) en 1933. JasonLincolnLester/Shutterstock
 

Économiste de génie et… membre de la Schutzstaffel (SS). Comment séparer la biographie un des auteurs majeurs de la théorie des jeux et du duopole, de ses convictions politiques ? Dans la période de l’entre-deux-guerres et de l’après-guerre, Heinrich Von Stackelberg entendait peser sur le cours du monde. À base de compétition, de corporatisme fasciste et d’ordolibéralisme.


Heinrich von Stackelberg est à la fois un économiste méconnu et un théoricien de réputation internationale. Il a laissé son nom à la postérité en proposant une typologie des marchés qui fait encore l’objet de recherches aujourd’hui, en développant la théorie des jeux et en questionnant l’idée d’« équilibre économique ». Il ne fut pourtant pas que cela. Son itinéraire de théoricien de l’économie renferme une face sombre, très sombre même, puisqu’il adhéra au Parti national-socialiste allemand en 1931, soit deux ans avant l’accession de Hitler à la Chancellerie.

L’actualité de la politique commerciale de Donald Trump pose un problème bien connu des économistes. Faut-il rétorquer par des sanctions similaires, et s’engager dans l’escalade tarifaire, ou bien négocier pour alléger les droits de douane additionnels du pays qui les a établis ? Doit-on participer à un jeu coopératif ou bien à un jeu non coopératif ? En lien direct avec cette actualité commerciale, c’est la figure de l’économiste et mathématicien Heinrich Freiherr Von Stackelberg qui se dessine en toile de fond. Un économiste dont la réputation tient essentiellement à son approche des coûts, de la concurrence et des formes de marché.

La figure de Stackelberg dans le champ de la science économique conduit à penser qu’un discours théorique n’est que rarement, voire jamais, séparé d’une vision du monde (Weltanschaung), d’un engagement politique. L’entre-deux-guerres en constitue une période hautement symbolique. Les théoriciens de l’économie, au sein desquels il prit place, entendaient peser sur le cours du monde, ce qui explique l’âpreté des conceptions des uns et des autres.

Équilibre et déséquilibre

Heinrich von Stackelberg
L’économiste Heinrich von Stackelberg, né en 1905 à Moscou et décédé en 1946 à Madrid, a développé dès son arrivée en Allemagne, à 18 ans, une attirance pour le nationalisme conservateur. Wikimediacommons

Nul doute que cet économiste, baron de son état, né en Russie en 1905, devenu allemand par la suite et mort en Espagne en 1946, aura marqué la théorie économique. Il analyse tout particulièrement les comportements des acteurs, ces entreprises dans la sphère marchande, pouvant être à l’origine de rapports économiques asymétriques. Ces comportements participent in fine à l’émergence d’un acteur leader. Ce leader est en mesure d’empêcher, par le pouvoir dont il est doté sur le marché, la formation d’un équilibre économique. C’est lui qui fixe les règles de fonctionnement du marché, l’autre acteur étant considéré comme un suiveur. Stackelberg en déduit que l’équilibre sur les marchés est une conception très éloignée de la réalité économique.

Stackelberg s’éloigne en cela de ses prédécesseurs français, Antoine Cournot ou Joseph Bertrand, qui, pour leur part, avaient axé leur réflexion sur des jeux coopératifs. Ils aboutissaient à des marchés considérés comme équilibrés.

Structure du marché et équilibre

L’extrême rigueur de la démonstration de Stackelberg tient à la dotation élevée en capital mathématique qui caractérisait cet économiste. Elle lui vaut une insertion rapide dans les grands débats qui animent la science économique durant les années 1920-1930, années souvent qualifiées de « haute théorie », et ce, en dépit de la barrière de la langue allemande. Sa vision de l’instabilité des marchés fait qu’il n’est pas un économiste isolé puisque, la Grande Dépression aidant, d’autres économistes développent des travaux similaires comme ceux de Nicholas Kaldor en Grande-Bretagne.

Couverture du livre Market Structure and Equilibrium
Marktform und Gleichgewicht (1934), ou Market Structure and Equilibrium (2011) en anglais, est l’ouvrage phare de Stackelberg. Springer, FAL

Avec de telles avancées théoriques, Stackelberg s’installe durablement dans le paysage éditorial économique, et en particulier dans les ouvrages d’économie industrielle et, plus largement, dans les manuels contemporains de science économique couvrant les trois premières années d’économie dans les universités.

C’est en 1934 qu’il publie son ouvrage phare, en langue allemande, et longtemps resté sans traduction ni anglaise ni encore moins française, Marktform und Gleichgewicht. Il faudra attendre 2011 pour avoir une traduction anglaise complète de ce livre Market Structure and Equilibrium. La théorie du duopole de Stackelberg, que l’on peut trouver dans cet ouvrage, lui a valu une notoriété mondiale. Un ouvrage publié en 1934 qui suscita d’emblée des commentaires et des recensions dans les revues d’économie les plus prestigieuses, et signés par les grands noms de la discipline, à l’image de Wassily Leontief aux États-Unis, de Nicholas Kaldor et de John Hicks en Grande-Bretagne, ou encore de Walter Eucken en Allemagne.

Économiste nazi

Mathématicien, statisticien, économiste, Stackelberg est un intellectuel brillant. Ses travaux sur les coûts et les formes de marché l’attestent. La science, celle de l’économie en particulier, n’est toutefois pas idéologiquement neutre. Dans le cas de Stackelberg, l’homme de connaissances développe une conscience nationaliste, une attirance pour les mouvements paramilitaires dès qu’il foule le sol allemand à l’âge de 18 ans, après avoir fui sa Russie natale avec ses parents et ses trois frères.

Le point d’aboutissement de l’attraction qu’exerce sur lui le nationalisme allemand, est l’adhésion au Parti national-socialiste (Nationalsozialistische Deutsche Arbeiterpartei, NSDAP) en 1931, puis à la Schutzstaffel (SS) en 1933. Si ses recherches sur les formes de marché sont finalisées dans la publication de l’ouvrage de 1934, Stackelberg publie plusieurs articles dans des revues comme Jungnationale Stimmen (Voies des jeunesses nationalistes. Lire James Konow).

On pourrait considérer qu’une ligne de démarcation sépare les travaux théoriques de l’engagement politique de Stackelberg, et affirmer ainsi que la science ne se mélange pas à la politique. L’argument principal qui plaide en faveur de cette étanchéité entre les deux champs tient à l’antériorité de l’adhésion au NSDAP sur les recherches académiques qui vont faire de lui un économiste de réputation internationale.

En réalité, Stackelberg prend des positions politiques qui transpirent dans ses analyses scientifiques.

Corporatisme d’obédience fasciste

Un premier indice réside dans sa vision de la politique monétaire. Lors d’une conférence (« Die deutsche Geldpolitik seit 1870 »), prononcée en 1942 à Bonn, dont le thème est la politique monétaire allemande, Stackelberg s’attache à retracer l’évolution des réformes monétaires de l’Allemagne depuis 1870. L’ambition de cette conférence est d’identifier les fondements d’une souveraineté monétaire de l’Allemagne en phase avec ses ambitions hégémoniques dans une Europe en voie de renouveau. La publication des inaugural lectures (Antrittsvorlesung) de l’Université de Bonn est placée sous la responsabilité de Karl Franz Johann Chudoba (1898-1976), qui enseigne la minéralogie à Bonn, mais qui est, par ailleurs, un membre actif du Parti national-socialiste des travailleurs allemands (Nationalsozialistische Deutsche Arbeiterpartei, NSDAP).

Le second indice est beaucoup révélateur de l’articulation qu’il peut y avoir entre démarche scientifique et engagement politique. Il tient fondamentalement à la période historique dans laquelle évolue Stackelberg. Cette période, c’est celle de la défaite de 1918 et celle de la République de Weimar. Comme bon nombre d’économistes, dont le français François Perroux, Stackelberg s’emploie, dans son livre de 1934 (Marktform und Gleichgewicht), à cherche une troisième voie entre, d'une part, le bolchévisme et le nivellement social qu’il lui semble incarner et, d'autre part, le capitalisme et son individualisme exacerbé qui a mis à l’épreuve les valeurs de l’Allemagne.

C’est pourquoi, dans un court chapitre (trois pages seulement), il prône l’adhésion au corporatisme. En cela, il rejoint une frange des économistes qui, comme lui, ont la certitude que le capitalisme est instable, et qui sont en quête d’une troisième voie, celle du corporatisme d’obédience fasciste.

Ordolibéralisme

Stackelberg n’est donc pas qu’un théoricien, il définit des leviers de politique économique, admet l’importance de l’interventionnisme de l’État, dans la perspective d’une réconciliation des acteurs d’une même filière économique, participant ainsi d’une unité nationale. Cette conception, il en échange les principes fondamentaux avec son collègue et ami, l’économiste Luigi Amoroso, auteur en 1938 d’un article publié par la prestigieuse revue Econometrica, dédié à Vilfredo Pareto, et dans lequel il rend un vibrant hommage à Benito Mussolini.

Stackelberg participe pleinement à la bataille des idées économiques de l’entre-deux-guerres. S’éloignant du nazisme à partir de 1943, il rejoint le groupe de Fribourg, autour d’économistes comme Eucken Walter ou Röpke Wilhelm ou encore Böhm Franz. Un groupe qui fera date, puisque les économistes qui le composent forment l’ordolibéralisme, incarnation allemande d’une voie médiane entre le laissez-faire intégral et le socialisme. Ce courant de pensée libéral conceptualise que la mission économique de l’État est de créer et de maintenir un cadre normatif permettant la « concurrence libre et non faussée » entre les entreprises.

Des économistes qui entendent préparer le lendemain de la guerre en proposant de nouveaux principes organisationnels de l’économie allemande.

Invité par l’Université de Madrid comme visiting professor, Stackelberg profite de cette opportunité en 1944 pour fuir l’Allemagne nazie. Il échappe au sort qui fut réservé à tous les opposants au régime dont il fait partie. En effet, après son adhésion sans ambiguïté au nazisme, Stackelberg s'était rangé dans le camp des opposants à Hitler. Ses enseignements en Espagne font de Stackelberg un diffuseur de l’ordolibéralisme, dans un régime politique autoritaire, attestant une fois de plus de l’attirance de cet économiste pour le fascisme et le nationalisme.

Il va laisser une forte empreinte chez ses collègues espagnols, empreinte que l’on peut mesurer dans les recherches menées sur lui en Espagne, jusqu’à très récemment. Cette empreinte aura été réalisée dans un laps de temps très court, puisque Stackelberg mourut en 1946. Durant ces deux années, il publiera un ouvrage en langue espagnole : Principios de Téoria Economica.The Conversation

Damien Bazin, Maître de Conférences HDR en Sciences Economiques, chercheur au GREDEG (Université Côte d’Azur, CNRS, INRAE) et Thierry Pouch, Chef du service études et prospectives APCA, Université de Reims Champagne-Ardenne (URCA)

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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