Apparu dans l’Angleterre du XVIIe siècle, le latitudinarisme est un courant philosophique et théologique qui cherchait à unir les chrétiens au-delà de leurs divisions. Les Constitutions d’Anderson de 1723, texte fondateur de la franc-maçonnerie anglaise, s’inscrit clairement dans cette mouvance, mais elle ne crée pas une religion universelle. Les “Constitutions” établissent une maçonnerie résolument chrétienne, où seuls sont admis ceux qui professent la religion « sur laquelle tous les hommes sont d’accord » – à savoir dans l’esprit de ces Britanniques du début du XVIIIe siècle, le christianisme dans sa version la plus large. Les musulmans, les juifs, les déistes purs en sont explicitement exclus. En effet, nous sommes alors en plein cœur de l’Europe chrétienne, mais divisée entre catholiques, protestants… et anglicans.
Cette approche latitudinaire – chrétienne donc – crée une spiritualité minimale, un cadre suffisamment large pour accueillir anglicans, presbytériens, luthériens, mais pas au-delà. C’est ce qui explique que la maçonnerie des origines ait pu être perçue comme une forme de religion, une religion chrétienne minimaliste.
L’hébraïsme maçonnique, un leurre ?
Le qualificatif de judéo-chrétien est régulièrement usité pour qualifier la franc-maçonnerie. Cette « appellation » participe à la ranger du côté des religions. Alors, cette assertion est-elle véridique ? La référence à l’Ancien Testament dans la symbolique maçonnique ne fait pas de l’Ordre maçonnique une institution judéo-chrétienne. Bien au contraire, d’ailleurs les Juifs furent longtemps exclus de la maçonnerie !
L’utilisation du Temple de Salomon, des colonnes Jakin et Boaz (les deux piliers qui soutiennent le temple de Salomon forment un rappel latitudinaire), ou des références à la Kabbale – en ce qui concerne certains degrés dits de perfection – ne sont en fait qu’un alibi latitudinaire au service d’une vision fondamentalement chrétienne. Pour les rédacteurs des Constitutions d’Anderson, l’Ancien Testament n’est qu’une préfiguration du Nouveau, et son utilisation en loge vise à créer un « plus petit dénominateur commun » selon l’historien Pierre-Yves Beaurepaire. Les chrétiens envisagent l’Ancien Testament comme un texte prophétique qui annonce le Nouveau tandis que le monde juif le considère comme une finalité !
Ainsi, lorsque l’on parle d’hébraïsme maçonnique, il faut comprendre un hébraïsme réinterprété, christianisé, vidé de sa substance juive originelle. Le Delta lumineux avec l’œil divin n’est plus une simple reprise du Tétragramme hébraïque, mais devient la symbolique chrétienne de la Providence !
À ce stade du raisonnement, relisons Pierre-Yves Beaurepaire qui affirme que la franc-maçonnerie n’est pas une religion (Op. cit.) pour deux raisons fondamentales.
Un christianisme minimaliste
En premier lieu, son latitudinarisme originel est en réalité un christianisme minimaliste, loin de l’universalisme qu’on lui prête parfois. Cet universalisme des origines est donc chrétien ; c’est le basculement dans la modernité avec l’aventure coloniale du XIXe siècle qui va permettre à l’Europe, donc à la franc-maçonnerie de se confronter à l’altérité. La notion de laïcité va aussi participer à ouvrir les portes des temples maçonniques à d’autres religions, comme le montre Daniel Tollet.
Ensuite, son hébraïsme apparent est un vernis symbolique au service d’une vision chrétienne du monde, ce que montre très bien Roger Dachez dans son article Hébraïsme et franc-maçonnerie, heurt et malheur d’une filiation incertaine (La chaîne d’Union n°51, 2010).
Pourtant, la franc-maçonnerie continue d’être perçue comme religieuse parce qu’elle utilise des formes sacrées, des rituels, une symbolique qui parlent à l’inconscient collectif. En cela, elle répond à un besoin de sacré que les religions traditionnelles ne satisfont plus dans nos sociétés actuelles très sécularisées, donc détachée du religieux – un phénomène décrit notamment par Denis Pelletier. La question qui demeure est donc celle-ci : « dans un monde où les grands récits religieux s’effritent, la franc-maçonnerie offre-t-elle une voie pour explorer le sacré sans dogme ? » Sans dogme car la force de la maçonnerie réside dans le fait qu’elle propose sans imposer.
Rites et rituels maçonniques : entre sacralisation et fonction sociale
Si donc la franc-maçonnerie n’est pas une religion, elle en partage certaines caractéristiques fonctionnelles. C’est là que se situe la confusion. Comme l’envisage l’universitaire spécialiste de l’Angleterre des Lumières, Cécile Révauger, on peut envisager la maçonnerie comme une spiritualité sans théologie, des rites sans dogme, une communauté sans Église…
Trois éléments essentiels créent cette ambiguïté : la sacralisation de l’espace, une forme particulière de croyance évolutive, et surtout un système rituel d’une extraordinaire richesse ; car c’est cette mécanique rituelle qui fait de la franc-maçonnerie un système parareligieux si particulier.
Une distinction anthropologique fondamentale
Le rituel constitue le cadre cérémoniel global, ce que les anthropologues appellent le « cérémonial englobant ». L’ouverture des travaux maçonniques se fait toujours autour d’un ouvrage sacré ou sacralisé, souvent l’Ancien Testament, les Constitutions d’Anderson ou le livre de la Constitution de l’obédience dont il est question. C’est ce texte sacralisé qui régit l’ouverture et la fermeture des travaux, comme le missel régit la messe. Les rites sont les actes particuliers, des « unités minimales de sens » selon l’expression de Roger Dachez, comme le comportement du maçon, à savoir la batterie, le signe, la marche, l’agenouillement devant l’autel…
Les rites maçonniques incarnent ce que l’on a coutume d’appeler un « invariant anthropologique » que l’historien des religions Mircea Eliade avait identifié, à savoir que toute société humaine crée du rite pour conjurer le désordre. En loge, le profane entre dans un état de « chaos » symbolique (bandeau sur les yeux…). Les rites successifs qu’il va subir pour renaître à l’état de maçon (purification, serment, lumière) reconstruisent un ordre symbolique, ainsi la loge devient un microcosme organisé, à l’image du Temple de Salomon, dont tout temple maçonnique est l’allégorie.
La Bible comme « objet-frontière »
Concrètement, c’est la place de la Bible sur l’autel des serments dans de nombreuses loges qui laisse place à la confusion entre démarche maçonnique et religion. Contrairement à l’image que la Bible véhicule, l’ouvrage n’est pas ici un vestige religieux. Pierre-Yves Beaurepaire, professeur d’Histoire moderne à l’université Côte d’Azur et grand spécialiste de la franc-maçonnerie, propose de la considérer à la fois comme un outil de travail symbolique (elle sert de support aux serments) (Dictionnaire de la Franc-maçonnerie, Armand Colin, 2014), un objet mémoriel chrétien partagé et un artefact davantage culturel que religieux ; en effet, lorsqu’un athée prête serment sur la Bible, il ne sacralise pas le texte, mais sa propre parole donnée. Nuance essentielle.
Le rituel – constitué par l’addition des rites – est en maçonnerie « consciemment théâtralisés » : le frère sait qu’il joue un rôle, il n’est jamais dans cette posture dans sa vie profane. Ainsi, lorsque les maçons tracent leurs signes, suivent leurs rituels, ils ne pratiquent pas une religion, mais plutôt actualisent une forme de sacralité propre qui s’adapte à la société dans laquelle ils évoluent.
La franc-maçonnerie est-elle une religion sans Dieu ni dogme ? En refermant cette réflexion, une évidence s’impose ; la franc-maçonnerie fascine parce qu’elle brouille les frontières entre sacré et profane, tout en refusant catégoriquement le statut de religion. Ce paradoxe s’éclaire lorsque l’on réalise qu’elle opère une alchimie unique entre trois niveaux : un langage religieux détourné (temples, bibles, rites) qui parle à l’inconscient collectif, comme l’a montré Émile Durkheim ; une spiritualité latitudinaire où chacun projette ses croyances et des fonctions anthropologiques universelles (rites de passage, cohésion sociale).
Si tant de francs-maçons y voient une « religion sans dogme », c’est sans doute parce que la maçonnerie répond à des besoins humains fondamentaux que les religions traditionnelles ont longtemps captés comme le besoin d’appartenance (la chaîne d’union qui a lieu à la fin de chaque tenue peut être l’équivalence d’une communion ou d’une messe), le besoin de transcendance (la quête de connaissance remplace la révélation divine), le besoin de ritualité (les tenues maçonniques structurent le temps comme les offices religieux le faisaient jadis).
Mais la différence est cruciale, car là où les religions imposent, la maçonnerie propose – théorème partagé par Pierre-Yves Beaurepaire et Claude Delbos dans « Les sept devoirs du franc-maçon adogmatique ». Comme le résume le premier dans une conférence publique donnée dans le cadre du laboratoire de recherche CMMC, « la loge est un laboratoire du sacré bien plus qu’un sanctuaire » religieux ! Un laboratoire où se joue une pièce de théâtre chrétienne dans un cadre hébraïsé…
Philippe Ilial, Professeur de Lettres-Histoire. Chargé de cours en Histoire Moderne. Chercheur associé au CMMC (Université Côte d’Azur)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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